Welger-Barboza, Corinne, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France, corinne.welger@sfr.fr
Le tournant numérique en Histoire de l’art se prend plus difficilement que dans les autres disciplines des Humanités. L’une des raisons est la transparence dans laquelle ont longtemps été tenus les instruments de l’étude et de la recherche. Et bien que l’image soit considérée comme la pierre angulaire de la méthodologie de la discipline, ses dimensions de médiation et de médiatisation sont rarement abordées, les dispositifs complexes auxquels les images participent, pas davantage. Mais on constate que le tournant numérique donne une nouvelle impulsion aux études qui s’attachent à penser la technologie de la discipline, à ses différentes époques. Plus encore que la quantité, les orientations de ce regain de curiosité en font l’intérêt.
La clarification des conditions d’exercice de l’enseignement, de l’étude et de la recherche, à l’ère du numérique, nécessite d’étudier les conditions passées (techniques, supports et modes de circulation des images des oeuvres). En d’autres termes, je fais l’hypothèse que le tournant numérique requiert l’élaboration d’une historiographie médiologique de l’histoire de l’art afin d’appréhender les singularités d’une pratique numérique des images ainsi que son impact sur cette discipline.
Pour ce qui concerne le régime photographique de la reproduction, en partie associé à la culture imprimée, on dispose déjà d’une historiographie conséquente : d’abord, les écrits sources relatant les usages de la technique et les réflexions épistémologiques des grandes figures de la discipline des 19ème et début 20ème siècles sont désormais restituées ;un balisage rendu aisé par W. Freitag (1979-1980), 1998). Quant aux mérites du nouveau support, au regard des différentes techniques de gravure, l’ouvrage de William M. Ivins (1953) fait date. Le fait que de la photographie accompagne l’établissement de la discipline académique et de ses méthodes, est unanimement reconnu.
Pour une bonne part, ces écrits sont traversés par les thématiques de l’exactitude et de l’interprétation, – le thème de la fidélité au référent ou à ‘l’esprit de l’artiste’ – en écho aux débats conflictuels entre graveurs, lithographes et photographes de la seconde moitié du 19ème (Renie 2001). Au moment du tournant numérique, on retrouve cette perméabilité entre les préoccupations de l’histoire de l’art et des démarches relevant de l’esthétique ou de la théorie de l’art – le concept d’aura de Benjamin (1935-1939) dont on peut douter qu’il concerne directement les méthodes de la discipline. L’appropriation du procédé technique par les historiens de l’art du 19ème et du 20ème siècle, est elle-même intriquée à leur ‘vision’ de l’art (Wölfflin 1896, 1897, 1915).
Mais des travaux plus récents visent à saisir une plus grande complexité médiologique: à ce titre, on citera la notion ‘d’économie visuelle’ qui, outre les rapports entre les moyens de reproduction coexistant à une époque donnée (2nde moitié du 19ème siècle), leurs coût et efficacité, rend compte des modes de réception (Bann 2001); ou encore, les quatre colloques Photo archives and the Photographic Memory of Art History, qui abordent, pour la première fois fois, le fait archivistique même dans toutes ses dimensions, au-delà de l’aptitude du support à rendre compte de son référent (Caraffa 2011).
Ces déplacements de la recherche historiographique concernent également l’étude des périodes antérieures et manifestent que ce mouvement de réflexivité excède le régime documentaire que l’on est en train de quitter. Des études récentes portent sur les ‘musées de papier’, des recueils d’antiquaires jusqu’aux sommes illustrées d’histoire de l’art et soulèvent des enjeux épistémologiques associés à l’environnement médiologique.
Ainsi, on tente de restituer certains aspects de la pratique des images. Les collections de dessins et de gravures ne donnent que partiellement lieu à des volumes reliés et laissent les feuilles libres; aussi, par exemple, le Museo Cartaceo, premier recueil du genre, favorise-t-il l’examen visuel, ‘ispezione oculare’ en donnant lieu à des manipulations diverses de confrontation des images, engageant la combinaison du travail de l’œil et du geste (Bickendorf 2010).
L’agencement même des images représentant les œuvres fait l’objet d’attentions nouvelles. Ainsi, par exemple, les planches comparatives de Séroux d’Agincourt (1810-1823), mettent en oeuvre un programme didactique voué à démontrer la corruption du goût antique, la décadence du Moyen Age (Mondini 2005).
Ces travaux partagent une même ambition épistémologique : la réhabilitation d’une histoire de l’art par l’image, à même de réévaluer le poids respectif du visuel et du discursif dans l’historiographie de la discipline. Plus amplement, ces musées de papier s’inscrivent dans une enquête épistémologique qui associe arts et sciences, dans les transformations de la culture visuelle au 17ème siècle, époque d’instrumentation de la vision par le télescope et le microscope.
La ‘fabrique du regard’ (Sicard 1998) est illustrée par une première figuration d’objets observés au-delà du visible à l’œil nu. La fameuse abeille grossie, réalisée par Francesco Stelluti, en 1625, devient un repère signifiant (Bickendorf 2010). Cette innovation participe de la culture visuelle en gestation dans laquelle baigne Cassiano del Pozzo.
C’est encore la fabrique d’un nouveau regard qui soutient la constitution de La République de l’œil, (Griener 2010). L’auteur vise à rassembler les éléments matériels et immatériels, intellectuels, cognitifs, de la culture visuelle du 18ème siècle. L’instrumentarium de l’historien de l’art s’y compose aussi bien des techniques de reproduction des œuvres (dessins, gravures) que des régimes de perception et de mémorisation qui s’instaurent. Les travaux de Locke aussi bien que la dépose des pigments d’un support à un autre forment les conditions de possibilité de la ‘lecture des œuvres’; l’image se détache ainsi de l’oeuvre et prend forme dans un espace mental qui fonctionne en corrélation entre les espaces d’exposition (Salons, musées) et celui du livre.
Ces approches ont pour point commun de réinsérer le livre d’images dans un dispositif complexe: contexte intellectuel, pratiques cognitives ou sociabilité des acteurs impliqués.
L’étude des remédiations successives de l’image recèle un potentiel heuristique. Ainsi, la multiplicité des montages numériques d’images fait pièce à la réduction méthodologique liée au photographique (modèle binaire de la double projection, standards de l’imagerie imprimée); la liberté des agencements dans les livres anciens peut inspirer.
Par exemple, la grille comme organisation structurelle d’images montre sa permanence. (Fig. 1) Mais alors que dans le régime imprimé, la grille comparative soutient une proposition didactique achevée, (Cf. supra), avec le numérique, elle favorise la prévisualisation de corpus d’images (Welger-Barboza 2011) (Fig. 2) Ici, l’agencement est indissociable de la notion d’agentivité ; c’est en termes d’affordance des interfaces que l’on doit analyser les conditions sémiotiques et cognitives de la manipulation des images, de l’action conjuguée de l’œil et du geste (Rueckert, Radzikowska & Sinclair 2011).
Autre changement d’envergure, le cadre d’expérience de la pratique visuelle contemporaine, est lié aux dimensions variables du dispositif numérique [navigateur, bases d’images et éditions numériques produites par d’autres opérateurs, individuels ou institutionnels]. Les partitions entre les différentes situations de travail et de communication (personnel/collectif, privé/public, institutionnel/non-institutionnel), dans l’accès et l’utilisation des images, sont fluides, les délimitations poreuses. La culture numérique en gestation, avec ses outils et ses pratiques, forme le cadre de l’expérience visuelle pour la discipline, en transforme les méthodes comme les objets, la culture académique aussi bien que les modes de socialisation.
Dans la brève histoire de l’art numérique, des déplacements font pendant à ceux que l’on remarque dans l’historiographie médiologique de l’histoire de l’histoire de l’art. Les premières réflexions se sont naturellement portées sur les propriétés du document numérique versus le document photographique, sur l’impact de l’accessibilité de grands corpus d’images, sur la réactualisation du Musée imaginaire étendu à la 3D – Piero Project (1994, Princeton) est emblématique. Désormais, l’approche de la complexité du dispositif numérique peut se nourrir de l’étude des supports du passé de l’histoire de l’art.
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